L’Ombre sur les toits
S’il existe bien une chose qu’Olivier n’aime pas, ce sont les fêtes des nobles saurellois. L’on n’y trouve que débauche et alcool, tout ce qui le répugne. Malgré ses efforts pour passer inaperçu, de temps à autre, quelqu’un s’approche de lui pour lui pincer les fesses à travers son uniforme bleu Ouragan ou lui faire ouvertement du gringe. Il serre les dents. Il ne fera pas d’esclandre, surtout pas alors qu’il est ici en mission.
La demeure du Seigneur Vallon est pleine à craquer. Olivier et ses hommes patrouillent entre les diverses pièces. Lui est assigné au plus haut étage, celui où se trouve encore la fille aînée du comte ainsi que les bijoux de valeur qu’il a récemment acquis. Adeline Vallon sera présentée à la bonne société de Saurel, avec à son cou une émeraude qui, d’après les rumeurs, fera pâlir d’envie la reine elle-même. Il espère encore être tranquille là-haut, mais c’est sans compter les amies de la demoiselle, donc, qui ne se privent pas de l’admirer lui plutôt que le collier et les boucles d’oreilles qui lui sont assorties.
Au moins, il n’a plus longtemps à attendre. Les Vallon père et mère montent les escaliers menant à l’étage, une petite suite derrière eux. Olivier s’incline devant le maître de maison et se pousse légèrement pour lui laisser accès à la salle où se trouve la parure. L’homme lui passe devant sans un mot, ni un regard. Il y est habitué. Les Ouragans ont beau être l’élite des soldats de Saurel, leur discrétion est exemplaire.
Les nobles entrent dans la pièce. Ils parlent fort, se bousculent même. Adeline Vallon n’est pas là. Elle est encore dans sa chambre dont elle ne sortira qu’au dernier moment. Pour l’instant, c’est le décorum qui compte. Son père marche vers le piédestal au milieu de la pièce. Il s’agit là du seul meuble présent. Un voile de velours le recouvre. Il a la même couleur que les rideaux à l’unique fenêtre, un bleu moins intense que celui de l’uniforme d’Olivier.
Le jeune homme s’avance. Il prend place à quelques pas à peine du noble, la main sur la garde de son épée. Le moment, il le sait, est critique. Personne n’a vu la parure depuis des années, plus d’une trentaine s’il a bien compris. Elle aurait été découverte après les guerres Elfiques et cachée dans un coffre il ne sait trop où. Vallon a peur que sa révélation n’attire les voleurs. Il n’a rien dit jusque-là, mais Olivier n’est pas idiot ; c’est de l’Ombre dont il a peur. Le voleur est doué, bien trop au goût de tout le monde, et surtout des Ouragans. Il s’est déjà introduit dans plusieurs demeures alors même que les propriétaires s’y trouvaient. Depuis le début de son activité, à peine un an plus tôt, il a réussi des coups que beaucoup n’auraient même pas imaginé. L’Ombre est allé jusqu’à voler le Prince Henry, héritier de la couronne. Il a échappé aux Ouragans à chaque fois. Olivier a pris cela pour un défi personnel. Il était présent à presque chaque vol. Il a même failli l’avoir une fois.
Son regard se pose une nouvelle fois sur les rideaux. Le mouvement est imperceptible, mais il est bien là ; le tissu ondule. La fenêtre derrière est entr’ouverte. Il a pourtant vérifié quelques minutes plus tôt : elle ne l’était pas.
Dame Vallon pousse un hurlement alors que son époux enlève le voile qui cache les bijoux. Le plateau est vide. Olivier ferme les yeux, inspire un grand coup. Puis, les ordres fussent. Il assigne deux Ouragans à la garde des maîtres des lieux, un autre avec lui et deux dans la pièce pour trouver le moindre indice. Déjà, l’on écarte la foule des lieux. Lui court à la fenêtre. Elle donne sur le vide, mais à peine un mètre plus loin, un toit en pente attire son attention. Une silhouette se tient un peu plus haut, sur le faîtage. Elle est toute de gris vêtu. Une couleur qui passe inaperçue dans la nuit, bien plus que le noir. L’Ombre, car il ne peut s’agir que de lui, le salue dès qu’il passe la tête par la fenêtre. Olivier pousse un juron et enjambe l’embrasure. Il saute sur le toit, se réceptionne sans mal.
L’Ombre n’est déjà plus là.
Il se relève, n’attend pas de voir si ses hommes suivent. Il court sur les tuiles à la poursuite de l’Ombre. Cette fois, il ne laissera pas le voleur s’échapper. Il connaît les toits de la ville aussi bien que son adversaire. Les Ouragans s’y entraînent régulièrement. C’est leur terrain de prédilection depuis des années. Olivier s’y sent comme chez lui et son pas sûr le prouve. Il court derrière l’Ombre, lui ordonne de s’arrêter. Cela ne sert à rien, bien sûr ; le voleur n’a que faire de ses ordres. Il bifurque sur sa droite, puis au dernier moment, plonge sur un autre toit. Olivier le suit.
L’Ombre est plus petit que lui, mais il a une bonne détente. Il est aussi un peu plus agile. Il grimpe à une vitesse ahurissante alors qu’Olivier a l’impression de se traîner. Bientôt, il lui semble le perdre. Il rouspète et finit par siffler. La note, aiguë, s’envole. L’Ombre, plusieurs mètres plus loin, se fige avant de lever les yeux vers le ciel. Ce moment de surprise passé, il reprend sa course. Olivier a gagné quelques mètres. Dans le ciel nocturne un rugissement retentit. S’il ne le voit pas encore, il sait qu’Aelrig n’est plus très loin. Le dragon fonce sur sa proie.
L’Ombre se fait plus nerveux. Il saute plus haut, prend des risques. Olivier aussi. Ils arrivent sur le long toit du marché couvert. Aelrig apparaît enfin. Long de deux mètres, avec une envergure de six, il ne fait pas bien peur à première vue. Ses écailles presque dorées luisent doucement. Il se tient de l’autre côté du voleur par rapport à son maître. L’Ombre est pris en tenaille et doit choisir entre le moindre mal : Olivier et son épée, à présent au clair, ou le dragon. Il hésite. A travers le masque qui lui couvre tout le visage, l’Ouragan peut voir ses yeux passés de l’un à l’autre.
— Tu es fait, déclare-t-il.
Le voleur ne répond pas. Il ne parle jamais. Il se dresse de toute sa hauteur et finit par défier Olivier. Il tire de ses bottes deux poignards. Le jeune capitaine ne peut s’empêcher de rire. Les lames sont bien dérisoires par rapport à la sienne. Il ne va faire qu’une bouchée de l’Ombre.
Il se montre peut-être un peu trop sûr de lui sur ce coup. L’ombre est vif. Cela, il a beau le savoir, ça le surprend tout de même. Le voleur se jette sur lui, poignards en avant. Olivier se met en garde, prêt à l’affronter. Derrière Aelrig s’agite. Le dragon montre les dents, prêts à défendre son maître.
Mais l’Ombre n’attaque pas.
Au dernier moment, il se laisse glisser au sol, et emporté par son élan, passe entre les jambes du soldat. Il continue ainsi sur quelques mètres avant de se relever d’un bond. Ensuite, il saute sur le toit le plus proche. Aelrig, moins stupéfié qu’Olivier, lui vole après. Mais il est déjà trop tard. Le quartier est connu pour ses trop nombreuses cachettes. L’Ombre court puis s’évapore d’un coup.
Olivier le poursuit avant de se rendre à l’évidence.
Il lui a encore une fois échappé.
Il baisse les yeux vers l’endroit où le voleur s’est volatilisé. Il est descendu dans la ruelle en contrebas. Il fait de même, laissant à son dragon les airs. Mais rien n’y fait. L’Ombre a disparu, et avec lui les bijoux des Vallon.
Ça va encore barder pour lui : il revient les mains vides.
Il rentre tard à son appartement. Son commandant lui a donné des jours de congés. Il a besoin de repos et, surtout, de s’éloigner de l’affaire de l’Ombre. Il prend ça pour une punition. C’est la première fois qu’on le force à s’arrêter.
Il dort presque tout le jour, Aelgir lové contre lui. Il est réveillé par des coups sur sa porte. Le dragon redresse la tête, écoute, puis se recouche. Olivier se lève, encore à moitié endormi. Il ouvre la porte sur Ilyana, la serveuse de l’auberge en dessous de son logement. La jeune demi-elfe lui sourit, un plateau entre les mains.
— Tu n’es pas descendu. J’ai pensé que tu aurais faim.
Il la remercie et la laisse entrer. Ils sont amis depuis qu’il s’est installé dans cet immeuble, juste avant de devenir un Ouragan. Parfois, il aimerait que ce soit un peu plus que ça, mais il n’est pas sûr que ses sentiments soient toujours réciproques.
— Quelque chose ne va pas ? lui demande-t-elle.
— Je me suis encore fait avoir par l’Ombre.
Il lui raconte souvent ses exploits, plus rarement ses échecs. Mais depuis que l’Ombre est apparu, il se fait plus bavard dessus. Ses déboires l’énervent et en discuter avec elle lui fait du bien. Elle écoute attentivement, assisse sur son lit, le dos contre le mur. Ses cheveux d’un brun sombre cachent, comme toujours, la pointe de ses oreilles. Elle n’a pas tout à fait la grâce éthérée du peuple de son père, elle garde trop d’humanité en elle pour ça. Mais il ne peut se tromper sur ses origines quand il la regarde, et ça, même si elle cache la preuve évidente de son métissage. Parfois, il se demande ce qu’elle a de plus, la magie, peut-être ? Elle n’en parle jamais, mais il est sûr qu’elle la possède. Les quelques demi-elfes qu’il connaît en ont, même un peu.
Aelgir bouge, quitte son nid dans les draps pour se mettre à côté d’elle. Il apprécie les grattouilles qu’elle lui fait machinalement. Olivier en est parfois un peu jaloux, de son dragon. Lui, elle ne le repousse pas.
— Alors, tu vas laisser tomber ?
— Sûrement pas. J’ai promis que je l’attraperais.
— Et comment vas-tu faire ? Ton commandant ne veut plus que tu t’en occupes.
— Je ne sais pas encore. Je vais trouver.
Il n’en doute pas et elle le soutient. Elle sait qu’il trouvera une solution, il en trouve toujours une. Et puis, au moins, comme ça, ils auront plus de temps pour être ensemble. Cette proposition cachée lui met du baume au cœur.
Quelques jours plus tard, il reçoit une invitation pour une fête dans les beaux quartiers. Il sait pertinemment de qui elle vient, son commandant, et pourquoi il la reçoit. Ses vacances forcées ne prennent pas tout à fait fin, mais il est celui qui a été le plus proche d’attraper l’Ombre. Depuis le vol chez les Vallon, un autre a été commis, et personne, encore une fois, n’a rien vu. Il n’est même pas dit que ce soit le célèbre voleur qui l’ait commis.
L’invitation est pour deux. Il court dans le couloir, s’arrête devant la porte d’Ilyana. Elle ouvre avant même qu’il ne tape sur l’huis. Elle le regarde un peu étonnée avant de sourire. Elle se place de manière à ce qu’il ne voit pas l’intérieur de chez elle. Il n’est jamais entré dans son appartement. Elle refuse toujours. Cela l’intrigue, mais il respecte son intimité.
— Je peux faire quelque chose pour toi, Olivier ?
— Veux-tu venir avec moi ?
Il tend l’invitation en plus. Elle la prend délicatement. Ses ongles ne sont pas aussi bien entretenus que d’habitude. Deux sont cassés remarque-t-il. Elle lit le papier et prend un temps pour réfléchir. Olivier est nerveux, bien plus que lorsqu’il est en mission. Finalement, Ilyana sourit et accepte.
Il porte sa tenue d’Ouragan, ce qui étonne la demi-elfe. Il n’est pas en service. Il se sent obligé de la mettre, c’est sa tenue officielle, et aussi la seule qui convienne à ce genre d’évènement. Elle comprend. D’ailleurs, elle s’en doutait un peu. Sa propre robe est assortie au bleu de son uniforme. Elle est magnifique, et, pour une fois, elle laisse ses oreilles à la vue de tous. Elle pourrait se faire passer pour une elfe à part entière. Il lui offre son bras et l’entraîne hors de leur immeuble. Aelgir les rejoint une fois dehors. Le dragon prend son envol et survole les rues au-dessus d’eux tandis que le véhicule qu’Olivier a loué pour l’occasion les amène vers les beaux quartiers de Saurel.
La fête à lieu chez un voisin des Vallon. La baronne de Bracieux n’est pas vraiment connue pour ses bals. Elle en donne seulement un durant l’année, où elle ouvre son palais. C’est toujours une occasion pour admirer de véritables trésors qu’elle a accumulés durant les guerres elfiques. Ilyana et lui se fondent dans la foule. Certains les regardent d’un drôle d’air. Elle lève toujours plus haut la tête quand elle s’en aperçoit. Malgré la paix, les elfes sont mal vus. Ils font peur. Certains sont présents, mais très peu : leur ambassadeur à Saurel, quelques nobles. Ils sont là pour la représentation, pour faire comme si rien ne s’était vraiment passé. Ilyana se fondrait parfaitement parmi eux. Elle reste aux bras d’Olivier, un peu mal à l’aise.
Comme tous les invités, ils promènent dans la demeure Bracieux. Ils s’attardent devant des tableaux de maîtres, des vitrines pleines de belles porcelaines ou de bijoux. L’une d’elles attire particulièrement Ilyana. Ils s’en approchent. Elle observe la parure de diamant, qui sur son velours bleu nuit ressemble à une constellation. Olivier reconnaît là le savoir-faire des bijoutiers elfiques. Il trouve d’ailleurs étonnant que les bijoux ressemblent beaucoup à ceux que l’Ombre a volé chez les Vallon. A bien y réfléchir, le voleur n’a pris que des bijoux dans ce style. Quand il en fait la remarque, Ilyana lui explique que dans ce cas, c’est peut-être normal, ils viendraient tous du même bijoutier, un elfe peu connu parmi les humains, mais célèbre dans les régions elfiques. Elle en parle avec une certaine mélancolie, une tristesse qu’elle fait disparaître d’un sourire. Ils s’éloignent dans une salle à côté. Il y a de la musique ; Ilyana souhaite danser.
Olivier la tient dans ses bras et la fait tourner sur la piste de bal. Ils ont l’impression d’être seuls au monde, alors même que plusieurs couples les croisent. Ilyana sourit et il la trouve magnifique. Lorsque la musique s’arrête, elle s’écarte un peu et s’excuse. Elle a besoin de se rafraîchir. Elle l’abandonne pour quelques minutes dans la salle de bal.
Il attend un peu, puis, décide de revenir vers la salle des bijoux. Quelque chose l’y appelle, il ne sait pas trop quoi. Une intuition peut-être. Rien n’a bougé si ce ne sont les invités. D’autres groupes se forment, certains s’en vont. Tout est mouvement. Il salue un Ouragan qui fait le planton dans un coin. Il n’en a pas vu beaucoup, de ses collègues, pour l’instant. Personne ne semble craindre un vol.
Pourtant, un cri retentit dans la salle, alors qu’Olivier est à deux pas d’en passer la porte. Il se tourne vivement et découvre, au-dessus de la parure qu’observait Ilyana quelque temps plus tôt, l’Ombre. Le voleur tient les bijoux dans sa main. Il regarde un instant la foule. Olivier croise son regard et y lit le défi qu’il lui lance. Puis, d’un coup, l’Ombre disparaît sous les cris des dames.
Olivier n’attend pas. Il sait ce qu’il se passe ensuite. Il a déjà repéré une fenêtre ouverte. Comment l’Ombre arrive-t-il à bouger aussi vite sans que personne ne le voit ?
Il répondra plus tard à cette question, même si Olivier commence à en avoir une vague idée. Il court à la fenêtre, l’enjambe, et comme à chaque fois, saute sur les toits de Saurel.
L’Ombre l’attend. Perché sur une tour, le voleur le nargue. Olivier grimace et se lance. Son adversaire attend qu’il soit proche de lui avant de sauter de son perchoir et d’atterrir avec souplesse sur les tuiles. C’est une invitation que l’Ouragan accepte. L’Ombre trottine plus qu’il ne court sur les toits. Les nuages au-dessus d’eux cachent la voûte céleste. Malgré les lumières aux fenêtres et dans les rues, il fait sombre sur les hauteurs. Ils avancent vite, mais prudemment. Un mauvais geste et ils se retrouvent dans la rue, des mètres plus bas.
L’Ombre passe de toits en toits, il s’aide des sculptures sur les faîtages, des corniches et des balcons. Olivier le suit sans trop de peine, bien qu’il soit moins sûr de ses pieds. Le voleur le mène loin de la demeure Bracieux. Il court vers les limites ouest de Saurel, vers les falaises et la mer.
Olivier siffle Aelrig. Le dragon ne tarde pas à voler à ses côtés. Il l’envoie en avant pour couper la route du voleur. Le reptile ne se fait pas prier. Il devance son compagnon avec un piaillement joyeux.
Aelrig arrive sur sa proie et fonce dessus. L’Ombre lève la tête au dernier moment, se protège avec son bras comme il peut. Les dragons des Ouragans sont dressés pour arrêter n’importe qui, n’importe quoi. Aelrig plante ses griffes dans les tissus et la chair.
L’Ombre hurle. Olivier s’arrête.
Cette voix… Il la connaît, il en est sûr.
Le timbre féminin ne lui échappe pas non plus. Le dragon lâche sa prise pour essayer de lui enlever son masque et sa capuche. Il y arrive alors que l’Ombre réussit, quant à lui, ou plutôt à elle, à le projeter un peu plus loin. Des cheveux d’un brun sombre volent à présent autour du visage de la voleuse, pris dans le courant des ailes d’Aelrig.
— Ilyana ?
La demie-elfe se tourne vers lui. C’est bien elle. Elle le fixe avec une tristesse infinie.
— Je suis désolée, Olivier.
Puis, elle se remet en mouvement. Elle disparaît soudain dans les ombres, pour réapparaître quelques mètres plus loin. Voilà donc comment elle lui a échappé.
Elle a bien la magie du peuple de son père. C’est la fille d’un elfe des Ombres. Elle s’y fond avec la même aisance qu’eux. Il aurait préféré que ce ne soit pas le cas, ce peuple-là était le plus dangereux lors des guerres elfiques. Ils ont fait beaucoup de dégâts dans les rangs de Saurel. Ils en sont peu aimés. Un sentiment qu’il partage parfois avec la population ; son père fut gravement blessé par l’un d’eux.
Les questions se bousculent dans sa tête. Pourquoi vole-t-elle ces bijoux ? Pourquoi n’a-t-il rien vu ? Il se sait meilleur limier que cela. Est-ce parce qu’elle est son amie ? Même le dragon n’a rien vu, rien senti.
Il se morigène plusieurs fois et part à sa poursuite. Tant pis s’il s’agit d’Ilyana. Il est un Ouragan et il se doit de l’arrêter pour ça. Elle a enfreint la loi. Il serre les dents et court après elle. Maintenant qu’il sait, elle prend plus de risque, elle aussi. Elle se fond dans les ombres et son surnom n’est pas usurpé. Il en rirait presque de voir à quel point son commandant avait eu raison de l’appeler l’Ombre. Elle en est une. Elle se volatilise puis réapparaît dans une autre tâche sombre. Il glisse sur les tuiles.
Les nuages commencent à se percer. La pluie tombe, fine, mais dangereuse.
La course poursuite ne durera plus longtemps. L’ardoise glisse sous la pellicule d’eau. Même si aucun orage n’éclate, et encore, Olivier ne peut en être sûr, l’un d’eux finira par faire un faux pas fatal.
— Ilyana ! Arrête-toi !
Et aussi étrange que cela puisse paraître, elle obéit. Elle est à dix mètres de lui, pas plus. Dans sa main gauche, le collier de diamant scintille. Elle toise Olivier.
— Pourquoi ? demande-t-il.
— Parce que ça ne leur appartient pas. Tout ça, c’est à mon peuple. Tes congénères exhibent nos bijoux, notre culture comme si elle leur appartenait. Mais ils ont tué plus d’elfes que je ne volerais jamais de biens dans toute une vie. Ils ont exterminé mon peuple pour s’enrichir. Je rééquilibre la balance.
Olivier ne sait quoi lui répondre. Tous ces objets sont des prises de guerres. Il en va toujours ainsi, les vainqueurs s’enrichissent sur le dos des perdants. Bien sûr que les elfes devraient avoir des droits dessus. Mais Ilyana ne peut pas les récupérer. Pas de cette manière.
— Je ne peux pas te laisser faire, regrette-t-il.
— Alors, nous sommes ennemis, déplore-t-elle.
Un sourire triste lui barre le visage. Elle ferme les poings sur la parure et repart. Il jure entre ses dents. Aelrig est plus rapide que lui. Le dragon se place devant elle, l’empêche de s’en aller. Elle se fond une nouvelle fois dans les ombres, s’en dégage quelques pas plus loin. Olivier lui court après. Aelrig prend de l’altitude pour le guider. Il suit les indications du reptile. Ce faisant, il arrive enfin à la portée de la jeune demie-elfe. Il tire son épée de son fourreau.
Il espère encore pourvoir l’arrêter, la raisonner. Il n’a pas la moindre envie de la voir croupir en prison, ou pire. Elle est son amie. Ils peuvent s’en sortir. Si elle le veut.
Elle ralentit et lui fait face. Comme lors du vol chez les Vallon, elle sort deux poignards de ses bottes. Elle se met en garde.
— Nous n’allons tout de même pas nous battre ?
Elle ne lui répond pas. Elle fonce sur lui. Ses mouvements sont si gracieux qu’il en est presque hypnotisé. Ilyana se bat comme elle danse, avec une aisance incroyable. Il a bien du mal à la parer avec son épée. Elle est trop vive et les ombres jouent de son côté. Il recule, glisse sur les tuiles mouillées. Il ne doit de rester sur les toits que grâce à son dragon qui le rattrape de justesse.
Ilyana profite de chacun de ces moments pour se rapprocher des falaises. Olivier ne sait pas ce qu’elle a en tête, mais ce qu’il devine lui fait peur.
Il court vers elle une nouvelle fois, glisse encore et toujours, là où elle semble avoir le pied si sûr. Aelrig ne vole plus que pour l’aider à ne pas tomber. A tous les deux, ils avancent tant bien que mal sous une pluie qui s’accentue.
Les voilà sur les pentes du toit du temps de Béli. Les falaises sont juste en contrebas. La mer y tape, couvrant le bruit de leur course folle. Elle s’arrête juste avant sa fin, s’accroche à la statue de griffon devant elle. Elle grimpe sur ses ailes monstrueuses. Une nouvelle fois, Olivier lui demande de s’arrêter.
Lorsqu’elle se tourne, il ne sait pas si ce sont des larmes sur ses joues ou la pluie. Peut-être les deux.
— J’aurais cru que tu aurais compris, dit-elle. Je ne peux pas les laisser tout nous prendre. Nous n’avons plus rien, plus de terre, plus de richesses, plus d’histoires…
— Mais vous êtes encore vivants. Des accords se concluent chaque jour.
— Et les humains prennent le pas sur les elfes. Je ne peux pas les laisser faire. Ce n’est pas possible.
— Mais tu es aussi humaine !
Il ne sait pourquoi il lui dit ça. Peut-être pour qu’elle se rende compte qu’elle est un pont entre les deux peuples. Les guerres elfiques se sont terminés avant même qu’ils ne naissent tous les deux. Les animosités disparaissent petit à petit. Pas assez, apparemment. A moins qu’il n’est rien vu. Il fait partie des vainqueurs. Lui n’a pas eu à souffrir des conséquences de la guerre. Ce qu’elle peut ressentir, il ne peut le vivre.
Mais ça n’excuse pas tout, et encore moins les vols. Il est un Ouragan. C’est son métier d’arrêter les personnes comme elle.
Il ferme les yeux, respire un bon coup. Puis il s’avance. Ilyana ne se laisse pas faire. Elle pointe ses poignards vers lui, l’attaque d’un coup. Il pare, recule et attaque à son tour. Les lames s’entrechoquent avec fracas. Ils y mettent toutes leurs forces. Le combat n’est toujours pas équilibré, elle use des ombres même là. Tant pis. Il ne la laissera pas partir. Il se bat avec l’énergie du désespoir. Elle virevolte autour de lui, mais elle hésite quand il faut porter ses coups.
Lui, non.
Il la touche à l’épaule, lui fait lâcher une de ses armes. Elle recule. Du sang s’écoule de sa blessure sur la manche de son habit gris anthracite. Elle y passe les doigts avant de fixer le liquide rougeâtre qui les tache. Elle relève les yeux vers lui. Olivier y lit détermination et tristesse.
Il ne voit rien venir. Aelgir non plus. Elle lui sourit une dernière fois et disparaît dans les ombres. Elle est de retour sur le griffon, dos à lui.
Lorsqu’il comprend ce qu’elle fait, un cri s’échappe de lui, puissant et pourtant complétement dépassé.
Ilyana saute.
Elle n’a pas d’échappatoire. De ce côté, seule la mer l’attend. Il court, glisse, tombe sur les tuiles et tend le bras pour la rattraper. Mais c’est trop tard.
Elle a déjà disparu.
Les Ouragans retrouvent Olivier des heures plus tard. Il est contre le griffon, épuisé d’avoir pleuré la mort de son amie. Les larmes se sont taries depuis longtemps. Il ne rentre pas de suite chez lui. D’abord, il raconte ce qu’il s’est passé, le vol, la course poursuite, le saut. Il ne dit pas qu’il connaît l’identité du voleur. Il ne parle pas d’Ilyana. Il préfère que personne ne sache. Quand il rejoint enfin son immeuble, il évite de regarder la porte de la jeune femme.
Elle n’est plus.
Lui et Aelgir dorment durant ce qui lui semble des jours et des jours. Quand il se réveille, il s’abrutit avec de l’alcool bon marché pour ne pas penser à elle. Il ne sait plus combien de temps il passe comme ça. Même le dragon ne quitte pas l’appartement.
Il se sent sale. Il rêve parfois de la rejoindre.
Il ne comprend pas. Pourquoi avoir choisi cette voie-là ? Pourquoi n’a-t-elle pas accepté son sort, plutôt enviable puisqu’elle était à moitié humaine ? Il sait qu’il ne comprendra jamais. Mais cela ne l’empêche pas de sombrer dans des spéculations dont il sort toujours perdant.
Ilyana a disparu pour une idéologie qu’il n’est pas encore en état d’embrasser. Pourtant, en son for intérieur, il se demande si elle n’avait pas raison. S’il ne faut pas faire quelque chose pour son peuple. Puis, il boit à nouveau et oublie tout. C’est bien plus simple comme ça.
Un matin, c’est le bruit dans la rue qui le pousse enfin à sortir. Ça crie et piaille jusque sous sa fenêtre. Il enfile sa veste bleue et sort de l’immeuble. Il croise un autre Ouragan, qui lui fait signe de venir avec lui. Quand il demande ce qu’il se passe, l’autre répond qu’il ne sait pas trop. On aurait trouvé quelque chose d’étrange au temple de Béli.
Olivier le suit, curieux et anxieux. Il n’a pas mis les pieds dehors depuis la course sur les toits et il ne pensait pas le faire pour aller là où Ilyana a disparu. Il ne sait pas trop pourquoi il s’y rend, finalement. Son instinct, peut-être.
Devant le temple la foule s’écarte au passage des Ouragans. Un prêtre les accueille avec empressement. Il les fait entrer et les mène jusqu’à l’autel. Il parle bien trop vite pour qu’Olivier ne comprenne tout. Il remarque juste les oreilles en pointe de l’homme, et un certain enthousiasme dans sa voix.
— Vous n’imaginez même pas ! Ce sont de véritables trésors. Je ne comprends pas ce qu’ils font là. Personne n’est venu au temple depuis des jours. Peut-être que ça a été déposé dans la nuit.
Devant l’autel, des nobles elfes se parlent avec un enthousiasme semblable à celui du prêtre. Que font-ils là ? Olivier comprend de moins en moins. Le commandant aussi est présent. Il se dispute avec une elfe aux cheveux blonds presque argentés. Il l’a déjà vu plusieurs fois. C’est une sorte de princesse pour son peuple, ou quelque chose comme ça. Elle est la plus calme du groupe.
— Ceci appartient à présent à Béli, dit-elle. Vous ne pouvez pas les prendre comme ça.
— Ces bijoux sont, au mieux, des pièces à conviction, noble dame, répond le commandant.
À ces mots, Olivier pousse la foule qui le gêne encore et prend pied devant l’autel. Béli est une déesse elfique. Le temple a été dressé pour leur faire plaisir, pour qu’ils puissent se sentir un peu chez eux. Une concession parmi d’autres pour leur faire oublier qu’ils sont perdants. L’autel représente un grand arbre, avec en son centre Béli, une dryade, s’il se souvient bien.
Au cou de la déesse, un collier brille comme une constellation dans le ciel.
C’est celui de la parure dérobée chez la baronne Bracieux. Celui qui a sombré dans la mer avec Ilyana. Que fait-il donc là ? Il se trouve avec le corps de la jeune demi-elfe, quelque part sous les falaises de Saurel.
Derrière l’arbre, une ombre se meut étrangement. Il la voit du coin de l’œil. Mais peut-être n’est-ce qu’une illusion.
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