Roman Chausac se morfondait, seul, dans sa chambre. Derrière la porte, il entendait ses camarades se préparer, s’invectiver parfois et rire souvent. Lui, il ne bougeait pas de là, assis sur son lit, sa jambe gauche repliée vers lui, ce qu’il restait de la droite cachée par un coussin. Il fixait d’un air triste la prothèse gisant sur le sol, à quelques pas de lui seulement. Il n’avait qu’à se pencher pour l’attraper, qu’à prendre un peu de temps pour l’attacher à son moignon.
Il n’en fit rien. Il préférait se morfondre sur une vie qu’il n’aurait plus.
Son régiment se trouvait à Talimmor depuis, quoi, une semaine, peut-être. Il perdait un peu le compte des jours. Depuis, ses camarades sortaient tous les soirs, trop heureux d’être enfin à la maison. Ils en oubliaient Roman et sa jambe en moins, et puis les autres, ceux qui n’avaient pas eu sa chance à lui. Ils lui avaient proposé, plusieurs fois, de venir avec eux. Et même si maintenant, il arrivait à marcher avec la prothèse et la canne, il n’osait pas les suivre. Ce n’était pas vraiment de la honte, même s’il se serait menti en disant qu’il n’en ressentait pas. C’était autre chose. Il savait comment on traitait les gens comme lui. Malgré sa place à la caserne, il n’était plus un soldat. Il ne remonterait jamais en selle, ne brandirait plus les armes face à l’ennemi. Il aurait peut-être mieux valu qu’il meure sur le champ de bataille.
Il s’en voulut presque aussitôt d’avoir eu cette pensée. Il était vivant. Il avait eu cette chance, lui. Ce n’était pas le cas de tous. La nuit, il lui arrivait toujours de pleurer ses amis disparus et même ceux qu’il ne connaissait pas.
Peut-être que les autres avaient raison. Peut-être que sortir lui ferait du bien. Alors, lorsque Joseph lui demanda, plus par habitude qu’autre chose, s’il voulait venir, il accepta. Son ami en fut d’abord tout étonné, puis, content. Enfin Roman se décidait à vivre. Ce n’était pas trop tôt !
Une heure plus tard, Roman Chausac quitta sa chambre et la caserne, en compagnie des autres militaires. Ils parcoururent les rues de la capitale, traversant le second cercle pour se rendre dans le troisième. C’était là, dans les faubourgs de Talimmor que l’on trouvait les meilleurs cabarets. C’était surtout là que se trouvait le Château du Cygne, l’établissement préféré du colonel Marsac qui menait la petite troupe. Roman y avait mis les pieds avant de partir en campagne. Ce n’était pas un endroit qu’il appréciait vraiment, mais après tout, pourquoi pas.
Aidé par Joseph, il descendit du fiacre devant le Château du Cygne. La façade de l’établissement lui fit vaguement penser à un palais de conte de fée, avec son stuc blanc et ses vitraux colorés. L’on y avait construit une sorte de douve devant où pataugeait de faux cygnes. L’on retrouvait l’animal dans les décorations, que ce soit sur les murs ou dans les vitraux. Tout cela était censé amener le visiteur à la rêverie, lui faire croire qu’ils pouvaient être un prince en ce bas monde. Cela aurait pu fonctionner si le bâtiment ne se trouvait pas dans les faubourgs de la ville, où la misère régnait. À y regarder de plus près, le blanc ne l’était plus depuis longtemps et l’un des volatiles des douves n’avait plus de tête. Roman préféra ne pas y prêter attention et suivit la troupe à l’intérieur.
Ici, le faste de l’extérieur était démultiplié et la rêverie prenait, enfin, tout son sens. Tout n’était que volupté, or et blanc mêlé sur les riches rideaux et teintures. Roman ne savait où poser les yeux, tout comme la première fois où il était venu. Toutes les lumières l’attiraient, du grand lustre pendant du plafond peint aux bougies sur les tables qui éclairaient à peine leurs occupants. La clientèle du Château se voulait riche, parfois même noble. Les hommes venaient s’encanailler auprès des créatures de l’établissement. Il y en avait pour tous les goûts ou presque, tant que c’était légal.
Roman et ses camarades s’installèrent un peu à l’écart des autres, sur plusieurs tables. L’uniforme leur permettait d’être au calme. Il attirait aussi. Rapidement, plusieurs femmes vinrent les rejoindre. Le corps à moitié dénudé, des bouteilles ou verres de pétillant alcoolisé dans chaque main, elles déambulaient avec entrain. Parfois l’une d’elle s’installait sur les genoux d’un militaire pour ne plus en partir avant plusieurs longues minutes.
Roman regardait tout ça d’un œil presque vide. Les filles du Château venaient pourtant à lui ; elles aimaient les estropiés, ceux qui pouvaient se vanter d’être des héros de guerre. Or, il n’arrivait à se sentir ni l’un, ni l’autre. Le héros, c’était l’Elémentaliste qui avait réussi à cautériser sa plaie après qu’il eut eu la jambe arrachée, et qui était mort juste après alors qu’il ne pouvait rien faire. Les filles de joies sentaient qu’il n’était pas d’humeur. Elles repartaient aussi vite qu’elles étaient venues, le laissant à ce qu’elles nommaient sa bouderie.
Il aurait aimé disparaître, retourner à la caserne. À la place, il resta seul dans son coin. Il n’avait pas envie d’être le rabat-joie de service, même si… Alors, il prit un verre, le remplit à ras bord d’alcool et fit semblant que tout allait bien. La nuit avança ainsi, lentement. Il ne vida pas son verre une seule fois, observa le monde autour de lui et se morfondit à nouveau. Il perdit le compte du temps, s’endormit presque alors que ses camarades fêtaient enfin leur retour à la vie.
Un peu avant minuit, l’on fit lever les rideaux qui cachaient tout un pan de mur, face à la table où Roman était installé. Une magnifique horloge fut ainsi dévoilée. Tout de blanc et bleu, son cadran était sculpté pour ressembler à l’entrée du Château des Cygnes. Les portes situaient juste sur le six étaient ouvertes sur une petite scénette. Deux danseurs se contaient fleurette, peut-être un peu trop proche l’un de l’autre. Au-dessus d’eux, une autre porte, fermée, celle-ci, attirait bien plus l’attention. Lorsque les douze coups de minuit sonnèrent, alors même que le danseur du bas embrassait sa partenaire, la seconde porte s’ouvrit enfin tandis que l’on fermait la première.
Dans cette scénette-là, il n’y avait qu’une seule danseuse, vêtue d’une robe de ballet faite de tissus, de dentelle et de plume. Elle ressemblait à un cygne. Elle évoluait dans son petit espace, reine soudaine d’un monde de débauche. Roman ne put la quitter des yeux tant il la trouva belle.
Elle disparut presque aussi vite qu’elle était apparue, minuit passé et les portes à nouveau fermés. Il la guetta dans la salle par la suite, sans parvenir à la trouver. Peut-être un autre soir, finit-il par se dire alors que ses camarades fatigués annonçaient le retour à la caserne.
***
Roman passa les jours suivant à penser à la danseuse. Il ne se morfondait plus, enfin, plus pour les mêmes choses. Voyant qu’il reprenait du poil de la bête, Marsac le nomma aide de camp. C’était un travail tout indiqué pour un unijambiste, disait-il sans cesse, surtout aussi intelligent que Roman Chausac. Le jeune homme voulait bien y croire. Enfin, il se sentait utile, même si ce n’était que pour quelques heures. Il tenait les comptes de la compagnie, prévoyait les listes, inventoriait les munitions et les armes. Ce n’était pas un boulot très passionnant la plupart du temps, mais il le faisait avec plaisir.
Le soir, il restait seul dans sa chambre, refusant de se joindre à ses camarades dans le mess. Malgré les efforts qu’il fournissait, il ne se sentait pas à rester avec eux. Tous attendaient une prochaine affectation, le moment où ils repartiraient se battre. Pour Roman, la guerre était finie. Il ne s’y faisait pas. Il avait passé toute sa courte vie à se battre, ou à s’entraîner pour ça. C’était dans ses gènes comme le disait son défunt père, lui-même militaire. Il regardait son régiment depuis la fenêtre du bureau où il travaillait la journée, soupirant de ne pouvoir les rejoindre.
Il ne se décidait de bouger de la caserne que lorsque le colonel proposer une sortie au Château du Cygne. Alors, il attendait avec une impatience certaine minuit et l’apparition de la danseuse. Cela dura presque un mois entier. La compagnie se rendait deux fois par semaine au cabaret, lui aussi. Joseph se moquait de lui quand les jours arrivaient ; c’était les seuls où Roman souriait réellement. Mais lorsqu’il lui demandait pourquoi, Roman se taisait, de peur qu’il ne se moque encore de lui. Dans son état, aucune femme ne voudrait de lui, encore moins une danseuse comme la demoiselle de l’horloge. Pourtant, Roman Chausac espérait. Il s’était même promis d’essayer de lui parler s’il en avait l’occasion.
L’occasion finit par se présenter. Ce soir-là, après les douze coups de minuit et la fermeture des portes de sa scène éphémère, il vit la danseuse dans un coin de la salle. Il prit son courage à deux mains, se leva et claudiqua jusqu’à elle. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait lui dire, ni même s’il oserait vraiment le faire. Lorsqu’elle lui sourit en le voyant s’approcher, il se sentit faiblir. Elle était encore plus belle que lorsqu’elle dansait dans l’horloge. Il rougit, hésita et puis finalement, continua à avancer. Elle semblait l’attendre.
Devant elle, il balbutia quelques mots, se sentit une nouvelle fois ridicule. Il lui fallut s’y reprendre plusieurs fois pour lui avouer qu’il la trouvait fantastique. Elle rit, un rire doux et tout aussi beau qu’elle. Roman rougit encore. Il crut qu’il ne réussirait plus à retrouver son teint d’origine, encore moins lorsqu’elle le regardait dans les yeux. Il réussit à lui dire d’autre chose, dont il ne se souvint même plus sur le coup. Lorsqu’il la quitta alors qu’elle retournait dans les coulisses, il ne put s’empêcher de se traiter d’idiot, encore et encore.
Pourtant, lorsqu’il revint au Château, deux jours plus tard, elle était là et ce fut elle qui vint le voir.
Ils se retrouvaient ensuite à chacune de ses venues. Il apprit son prénom, Élisa, et bien d’autres choses sur elle. Il se livra aussi, autant qu’il était possible de le faire dans un cabaret comme le Château du Cygne. Jamais elle ne parla de sa jambe ou de sa canne. C’était presque comme si elle ne les voyait pas, ou que ça ne la dérangeait pas. Il aimait être en sa présence. Elle n’était pas que belle, sa danseuse, elle était aussi intelligente et amusante.
Petit à petit, les jeunes gens se rapprochèrent et, une nuit, alors que cela faisait bien longtemps que minuit était passé, Roman se pencha vers elle et l’embrassa. Elle s’accrocha à son cou, bien loin de le repousser comme il se l’était imaginé. Quelque part dans la foule, quelqu’un applaudit. Il supposa que c’était Joseph, ou un autre gars du régiment. Tout à leur bonheur, les deux amoureux ne virent pas la silhouette qui s’approchait d’eux.
L’homme attrapa Roman par l’épaule et le poussa comme s’il n’était qu’un fétu de paille. Il se plaça entre lui et Élisa, les séparant de toute sa stature. Le jeune soldat n’eut pas de mal à reconnaître le comte Charles de Rassard, un ami du colonel Marsac. Il avait eu l’occasion de le saluer une fois ou deux et même de le voir à la caserne. L’homme ne lui avait jamais adressé ni un mot ni un regard. Pour lui, Roman n’était rien. Sauf en cette soirée.
Rassard attrapa Élisa et la tira vers lui. La danseuse refusa plusieurs fois sans que cela n’eut d’effet. Le comte se moquait bien de son avis. À peine l’écoutait-il. Roman s’interposa alors. Malheureusement, il ne fallut pas longtemps au noble pour le mettre hors jeu. Un coup de pied bien placé envoya la canne qui soutenait le jeune militaire plusieurs mètres derrière lui. Déséquilibré, il tomba à terre sous les rires gras de Charles de Rassac et de l’assistance.
L’on se moqua de lui, du militaire qui n’en était plus un, même pas capable d’aider la danseuse qu’il venait d’embrasser quelques secondes plus tôt. La honte l’assaillit. Ils avaient tous raison. Il était faible. Il se leva pourtant, bien que la tête basse. Roman était un soldat et les soldats ne faiblissaient pas, même lorsque la bataille semblait veine. Elle ne l’était pas ici. Il en allait de l’honneur d’Élisa avant même du sien.
Rassac rit encore plus de le voir debout et peu assuré sur sa prothèse. Il n’était rien face à lui, ce n’était qu’un gamin qui se pensait plus fort qu’il ne l’était. Pour en donner la preuve, le noble poussa Roman, qui chuta une nouvelle fois. Élisa contourna Rassac et s’agenouilla auprès de Roman. Elle l’aida à se relever tout en qualifiant l’autre de pauvre type et d’abruti, entre autres joyeusetés.
« Enfin, Élisa, tu ne vas pas me dire que tu préfères cet avorton à moi ? » s’indigna le comte.
C’était pourtant bien le cas. Vaincu par un simple « oui » prononcé tel un cri, Charles de Rassac se détourna du couple, l’air supérieur. Dans la foule, des murmures s’élevèrent, presque indignés. Quelques rires aussi. Il s’éloigna d’un pas toujours conquérant, comme si cette altercation n’était rien. Il suffisait de regarder ses mâchoires serrées pour se rendre compte que ce n’était pas le cas. Mais cela, peu le virent.
Roman, blessé dans son orgueil, n’osa pas jeter un regard vers Rassac ou Élisa. Il n’avait su se défendre, elle avait dû le faire pour lui. Il repoussa gentiment la jeune danseuse et partit à son tour. Il n’évita ni les regards de pitié, ni ceux d’amusement. Il baissa encore plus la tête et ne la releva pas une fois dehors.
L’air frais l’assaillit. Il avait oublié son manteau dans le Château. Il s’en moquait. Il voulait juste fuir, ne plus être là, ne plus voir Charles de Rassac se moquer de lui, ne plus exister.
Pourquoi y avait-il tant cru, ces derniers temps ? Comment avait-il pu même penser qu’il pouvait se comporter comme avant ? Il ne serait plus celui qu’il avait été. Il se mentait et mentait à tout le monde. Même à Élisa. Surtout à elle. Ce qu’elle voyait n’était pas le vrai lui, n’est-ce pas ? Elle ne pouvait pas apprécier l’homme qu’il était devenu. Il ne s’appréciait même plus, lui. Il sentit des larmes couler le long de ses joues, les essuya d’un mouvement rageur.
L’on cria son nom plusieurs fois derrière lui. Il ne se retourna pas lorsqu’il reconnut la voix d’Élisa. Il accéléra même, autant que lui permettait sa prothèse et sa canne. Elle finit par le rejoindre, le dépassa et se planta devant lui. Dans ses mains, elle tenait son manteau alors qu’elle était sortie dans sa tenue de cygne. Elle tremblait. De froid ou de tristesse, il ne sut le dire.
« Je le pensais vraiment » déclara-t-elle avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit. « Que je te préfère à lui. »
Il la fixa d’un air ahuri. Elle lui sourit, puis d’un coup, se colla à lui et l’embrassa. Il l’étreignit aussi fort qu’il en était capable. Il avait peur qu’elle ne parte, qu’elle ne se rende compte de qui il était. Il voulait y croire. Vraiment.
Ils ne retournèrent pas au Château du Cygne. Élisa entraîna Roman avec elle. Elle occupait une chambre dans une petite maison non loin du cabaret. Elle partageait celle-ci avec quatre autres femmes, dont une autre danseuse. Ils montèrent dans sa chambre le plus discrètement possible ; elle n’avait pas le droit de faire venir un homme. Dans la petite pièce sous les toits qu’elle occupait, ils s’offrirent l’un à l’autre sous l’œil bienveillant de la lune se reflétant dans la lucarne.
Au petit matin, Roman quitta Élisa à contrecœur. Il enfila son manteau, l’embrassa une dernière fois et lui promit de la retrouver dès le soir venu. Elle le laissa partir, les yeux rayonnant de bonheur. Une fois dehors, il remonta la petite ruelle où se trouvait la maison pour rejoindre une des grandes artères du troisième cercle. Il sifflotait dans l’air froid de ce matin d’hiver, les notes se transformant en buée devant lui. Rien n’aurait pu le mettre de mauvaise humeur.
Roman Chausac ne vit pas arriver les deux brutes derrière lui. Il ne remarqua pas les matraques à leur main, ni leur air patibulaire.
En réalité, tout ce qu’il vit, ce fut le noir soudain qui suivit une immense douleur à la tête.
***
Le monde tanguait autour de Roman. Son estomac se réveilla bien avant qu’il n’ouvre les yeux. Il geignit plusieurs fois avant de réussir à se mettre assis, le dos contre un mur qui n’avait rien de droit. La pièce où il se trouvait était sombre et puait l’humidité et la moisissure. Elle semblait mouvante aussi. Il se rendit compte qu’il avait les mains attachées. La panique le submergea. Il tenta de se lever, fut déséquilibré plusieurs fois. Au moins, avait-il encore sa prothèse attachée à son moignon. Mais c’était bien là sa seule consolation. Il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait, ni du pourquoi, ni même du temps qu’il avait déjà passé là. Sa respiration s’accélérait à chaque nouvelle question et bientôt, il crut ne plus pouvoir respirer. Il s’étouffa, cracha, cria. Rien n’y fit.
Il sombra à nouveau dans l’inconscience.
Cela dura plusieurs heures, peut-être même jours. Il était incapable de le dire. Il se réveillait, paniquait et sombrait dans ce qui semblait être un cycle sans fin.
Et puis, il finit par se réveiller complètement, plongeant de l’inconscience au cauchemar. L’on remarqua son réveil, cette fois. Deux hommes aux pieds nus et crasseux le tirèrent du sol sans le moindre ménagement. Ils le poussèrent devant eux, le forçant à marcher. Sans sa canne, Roman trébucha, assez pour énerver les deux autres. Ils finirent par l’attraper sous les épaules et le porter. Ce fut ainsi qu’il vit enfin la lumière du jour et découvrit qu’il était sur un navire.
Devant lui, la mer s’étendait à perte de vue. Elle se confondait avec le ciel, offrant un espace immense et sans limite qui lui donna le vertige. Parce que lui, il se trouvait sur un bateau et qu’il comprit qu’il n’en partirait pas de sitôt.
Les deux brutes le conduisirent à l’avant, où se trouvaient d’autres hommes. Il vit leurs chaînes, semblables aux siennes. On le poussa contre eux, fort, trop fort. Personne ne le rattrapa. Il s’écroula. Mais une fois à terre, et alors qu’il essayait de se relever, un homme avec une barbe grise lui tendit la main. Il hésita, finit par la prendre. Tandis qu’il le mettait debout, il annonça :
« Bienvenu sur le Modeste ! »
Le nom ne parla pas à Roman. Il ne lui dit rien de bon.
Cela se confirma les heures suivantes. Lui et les autres prisonniers, tous voués à devenir esclaves dans les contrées plus à l’est, se voyaient confier les pires corvées. Il fallait les tenir occupés durant la traversée, éviter qu’ils ne restaient entassés dans les cales à crever les uns après les autres. Combien de temps cela durerait ? L’on ne le dit pas à Roman. Il aurait tout le loisir de le découvrir.
Durant les longues heures qu’il passa sur le pont, il eut tout le temps de ruminer et de s’inquiéter. Il ne tarda pas à comprendre la raison de sa présence sur ce navire. Son altercation avec Charles de Rassac n’y était pas pour rien. Le noble n’avait pas supporté se voir repousser en faveur du jeune militaire. Il était tellement plus simple de se débarrasser de l’importun que de faire amende honorable. Roman s’inquiétait plus pour Élisa que pour lui. Qu’allait lui faire Rassac, maintenant qu’il n’était plus là ? Il imaginait l’homme s’en prendre à sa danseuse, la forcer à supporter sa présence ou même pire. Cette simple idée lui faisait bouillir de rage. Il s’emportait alors contre lui-même. Cela ne servait à rien. Il était bloqué sur le Modeste et n’avait pas la moindre possibilité de revenir à Talimmor. Pas avant des semaines, voire des mois. Peut-être même jamais.
Quand il le réalisa, Roman se sentit totalement impuissant. Rassac avait gagné. Il n’avait même pas eu le temps de répondre de son côté.
Les jours passèrent et Roman Chausac tomba dans une morne routine. Plus rien ne l’intéressait. Il montait sur le pont du Modeste avec les autres prisonniers, effectuait les corvées qu’on lui donnait et subissait les coups de fouet sans rien dire. Plus rien ne comptait. Il avait tout perdu. Sa liberté et Élisa.
Son désarroi fut remarqué, bien entendu. D’abord, ce furent ses compagnons d’infortune. Ils tentèrent de lui faire reprendre un peu goût à la vie, si cela était possible dans leur position. Eux savaient ce qu’il se passerait lorsque d’autre remarquerait son peu d’entrain. Certains marins n’attendaient que ça, une occasion de s’en prendre aux prisonniers, surtout aux plus faibles. Ils en riaient d’avance entre eux. L’on avertit Roman, il devenait une cible facile. Personne dans l’équipage ne viendrait à son secours. L’ancien soldat haussait les épaules face à ces avertissements. De toute façon, l’on finirait par s’en prendre à lui, qu’il fasse des efforts ou non.
Mais ça ne vint pas de l’équipage. Parmi les prisonniers, certains étaient mieux lotis que d’autres. C’était le cas du Rat. Le Rat, dont tout le monde ou presque ignorait la véritable identité, était là depuis une éternité. Il avait su faire sa place dans la hiérarchie du Modeste, à tel point qu’au début, Roman crut qu’il en était membre d’équipage. Lorsqu’il se rendit compte de son erreur, c’était trop tard ; le Rat avait pris l’ascendance sur lui.
Au début, ce n’était que quelques plaisanteries, rien de bien grave. Puis, petit à petit, le Rat avait fait preuve de violence envers le jeune homme. Il lui tapait sur l’arrière de la tête, toujours en riant, ou bien il le poussait, le faisant tomber à terre. Cela dura plusieurs jours où Roman ne se défendit pas. À quoi bon, de toute manière, il était trop tard pour lui.
Un soir, le Rat le coinça dans un coin de la cale, avec trois autres hommes à ses ordres. Ils le battirent et lui retirèrent sa prothèse.
« Je te la rends demain matin, lui dit le Rat avec un rire gras. Du moins, si tu payes ».
Roman n’eut pas le choix. Le paiement eut plusieurs formes. Tout dépendait de l’humeur du Rat. Chaque soir, lui et ses copains lui prenaient sa prothèse, et chaque matin, ils se servaient. Parfois, ils lui prenaient sa maigre pitance, parfois, ils le forçaient à faire leurs corvées en plus des siennes. D’autres fois, ils le battaient. Roman ne se rebella pas, il faisait ce qu’on lui demandait. C’était plus simple, lui semblait-il. Il n’avait personne pour l’aider, personne pour le croire non plus. Le Rat était bien au-dessus des autres.
En réalité, tout cela n’était qu’apparence. Roman, avant d’être le pauvre bougre qu’il donnait à voir, était un soldat. Le Rat pensait juste l’avoir sous son joug. Le jeune homme obéissait de prime abord. Mais il cherchait à saper l’autorité de l’homme. Ce n’était pas bien compliqué, s’était-il rendu compte. Le Rat faisait régner la terreur, mais ne surveillait pas grand-chose. Il était simple de mal faire.
Au début, Roman commença donc petit. Il ne voulait pas que le Rat remarque quoique ce fut. Puis, les membres de l’équipage se rendirent compte que les taches de l’homme étaient bâclées. Roman les regarda punir son tortionnaire sans la moindre joie. Le soir, le Rat et ses hommes s’en prenaient à nouveau à lui, le rouant d’autant de coup que l’autre en avait pris.
Un soir qu’il attendait l’arrivée du Rat et des compagnons, Roman sursauta alors que le tonnerre grondait. Depuis qu’il était sur le Modeste, le temps s’était maintenu au fixe, le soleil tapant sur le pont. Cela ne pouvait durer. Les marins en avaient parlé toute la journée, craignant le grain qui se précipitait sur lui. À présent qu’il était là, le jeune homme comprenait pourquoi. Le bateau tanguait violemment. Roman s’accrocha à un tonneau qui lui parut plutôt bien arrimé. Son estomac se rebella contre les mouvements des vagues. Au-dessus de sa tête, ça hurlait à tout-va. La coque craqua et il crut entendre les voiles se déchirer. Puis, l’on vint les chercher, lui et les autres prisonniers.
Dehors, la tempête se déchaînait. Le grand-mât ne tenait plus qu’à un fil et les voiles n’existaient plus. Roman n’eut pas vraiment le temps de se demander comment tout cela avait pu arriver. Un des marins attrapa sa chaîne et l’entraîna derrière lui. Avec des gestes, il lui expliqua ce qu’il voulait de lui. Roman se mit à l’œuvre dès qu’il comprit qu’il lui demandait de l’aider à sécuriser une partie du grand-mât. Il fit ce qu’il put. Le plus souvent, les vagues qui passaient par-dessus le pont le ballottaient d’un coin à l’autre du navire. Il ne devait sa survie qu’à la corde que le marin avait passée à ses chaînes. D’autres n’eurent pas cette chance. Il n’y avait pas assez de bout pour tout le monde, finit-il par comprendre.
Les heures qui suivirent furent éprouvantes. Le mât finit par céder face à la fureur de la déesse Rane. Il entraîna avec lui les derniers espoirs des marins. La tempête ne se calmait pas. Pire, elle menait le Modeste vers un amas de rochers acérés effleurant à peine de l’eau. La coque fut éventrée peu de temps après la perte du grand-mât. Pris de panique, l’équipage se rua vers les deux barques.
Roman ne se rappela pas vraiment ce qu’il se passa par la suite. Toujours attaché et enchaîné, il ne put qu’assister, impuissant, à l’échouage du Modeste. Baladé entre les rochers, prenant l’eau de toutes parts, le navire esclavagiste était la proie de l’océan.
Puis, sans prévenir, la corde de Roman finit par lâcher. Une vague l’attrapa à cet instant précis. Il tomba parmi les débris du Modeste. Il ne fut pas le seul. Dans l’eau, les prisonniers hurlaient et se débattaient. Il prit plusieurs coups, en donna aussi. Il avait la chance de savoir nager, lui. On s’accrocha à son cou, on faillit le noyer. À chaque fois, il se débarrassa de l’autre. Il s’éloigna autant qu’il put du carnage de la tempête, trouva un bout de planche et s’y agrippa de toutes ses forces.
Alors que le jour se levait enfin, le Modeste n’était plus et Roman dérivait au gré des courants. La fatigue le rattrapa. Malgré la peur et la douleur, il finit par s’endormir, toujours agripper à son bout de bois.
***
La planche dériva avec les courants, qui, miraculeusement, l’entraînaient vers la côte. Alors que le soleil apparaissait au large, promettant une belle journée après une nuit de chaos, Roman Chausac et plusieurs autres débris, s’échouèrent sur une plage de sables fins. Il se réveilla à peine en sentant la terre ferme sous son corps. Il replongea dans ses rêveries, où, enfin, il était heureux avec Élisa, vivant dans une maison du second cercle, entourée d’un jardin magnifique. C’était un beau rêve, dont il n’aurait pas voulu partir. Il s’y accrocha autant qu’il put, tenant la jeune femme dans ses bras, respirant son parfum, le nez dans sa longue chevelure brune.
Il finit par ouvrir les yeux plusieurs heures après son échouage. Une ombre le surplombait. Roman sursauta, bondit sur le côté lorsque l’ombre le poussa avec un long bâton. Il essaya de se lever, ne réussit qu’à rouler sur lui-même. L’eau salée avait endommagé sa prothèse qui grinçait à chaque mouvement.
« Du calme ! Du calme ! » lui cria l’ombre. « Je ne vais pas te faire de mal, naufragé. »
Roman se rendit compte qu’il s’agissait d’un homme rondouillard au crâne chauve. Rien à voir avec un marin du Modeste. Ce n’était pas pour autant qu’il dût lui faire confiance de suite, et cela malgré son grand sourire jovial. L’homme attendit que le jeune militaire se lève. Il le laissa faire quelques pas, l’air un peu préoccupé tout de même. Quand Roman fut plus sûr de ses jambes, la vraie comme l’artificielle, l’homme reprit la parole.
D’abord, il se présenta. Germain Rodier, originaire de la ville de Lordet, était marchand. De temps à autre, il venait ici, sur cette plage, surtout après une nuit de tempête. Il ramassait tout ce qui pouvait lui servir d’une manière ou d’une autre. Ce jour-là, il ne s’attendait pas à trouver un être humain. Il prenait ça comme un signe. De quoi ? Roman ne le sut pas vraiment. Rodier parlait et parlait, sans jamais s’arrêter ou presque. Il prêta son bâton au jeune homme et l’aida à remonter le long de la plage. Ils trouvèrent là le chariot du marchand.
Rodier amena Roman chez lui, à Lordet. Ils y restèrent plusieurs jours où le jeune homme put réparer sa prothèse et contait son histoire. Le marchand et son épouse, une femme tout aussi joviale et gentille que lui, prirent soin de lui. Mais Roman ne pensait plus qu’à rentrer à Talimmor, à retrouver sa tendre Élisa. Il n’aurait jamais espéré se retrouver si proche d’elle. Il avait passé plusieurs semaines, lui semblait-il, à bord du Modeste. Il ne se souvenait pas que le navire fût à l’arrêt une seule fois. Du moins, c’était ce qu’il lui avait semblé. À vrai dire, il n’en était pas sûr. Il ne savait par quel miracle il était encore dans les mers de Neveah avant de couler. La destinée, ou il ne savait pas trop quoi, le favorisait d’une manière ou d’une autre. Il comptait en profiter. Élisa était seule, face à Rassac, tandis que lui se prélassait dans la demeure des Rodier.
Germain Rodier ne voulut rien entendre lorsqu’il lui dit qu’il partait seul. Il attela son chariot, y mit autant de marchandise que possible et lui dit de monter avec lui. Ils partirent tous les deux, au petit matin, sous le regard attendri de madame Rodier qui s’imaginait une fin heureuse pour Roman et sa danseuse. Roman souhaitait y croire, lui aussi. Il se retenait de demander au marchand de pousser ses deux chevaux au galop.
La hâte de retrouver Élisa le rendait de plus en plus nerveux. Et si elle l’avait oublié ? Et si elle était déjà devenue Élisa de Rassac ? Il n’y croyait pas réellement, mais toutes ses questions se bousculaient dans sa tête. Elle l’aimait, n’est-ce pas ? Lui, en tout cas ne pouvait vivre sans elle, cela il le savait. Alors, il pressait Rodier qui s’exécutait tout en riant.
Le second jour, après un arrêt dans un petit village, ils entrèrent dans une forêt. Rodier se tassa un peu sur lui-même. L’inquiétude l’envahit au fur et à mesure qu’ils avançaient sous les grands arbres. Il pressa ses chevaux. L’endroit était connu pour abriter plusieurs bandes de brigands. D’après les rumeurs, certains étaient même d’anciens soldats, des déserteurs. Une heure après être entrés sous les frondaisons, le marchand fouilla derrière lui et prit deux fusils qu’il cachait sous les sièges de son chariot. Il en donna un à Roman et garda l’autre. Cela ne le rassura pas pour autant. Roman pouvait l’entendre prier pour ne pas avoir à se servir des armes.
Le jeune homme pensa que son compagnon exagérait un peu tandis qu’il apercevait, au loin, la fin de la forêt. Ils n’avaient rencontré que quelques animaux sauvages. Mais l’embuscade redoutée eut bien lieu. Les bandits attendaient au bord du chemin. Ils savaient ce qu’ils faisaient. Les équipages se détendaient tandis que la route revenait dans la plaine. Dans les herbes, personne ne se cacherait, pensaient les voyageurs. C’était une erreur de croire ça. Roman s’y attendait. Son régiment aurait fait de même. Si Rodier avait baissé sa vigilance, lui non, malgré sa perplexité face à une attaque.
Un premier brigand apparut, monté sur un cheval de petite taille à la robe brune. Rodier arrêta son chariot. Il tremblait de la tête aux pieds. Son regard allait du cavalier aux deux côtés de la route. Bientôt, d’autres voleurs apparurent. En tout, ils étaient quatre, l’air méchant, armé soit d’épée, soit de pistolet. Celui à cheval ordonna aux deux compagnons de lâcher leurs armes. Germain obéit prestement. Roman non. La bouche de son fusil, s’il ne se trompait pas, pointait en direction du chef. Il savait ne pas avoir le temps de viser correctement. Le coup partit dès qu’il pressa la détente. Il toucha le voleur au ventre. La violence de l’impact le fit tomber à terre. Sa monture prit peur, cabra et partir au triple galop sur le chemin. Elle renversa un des hommes sur le bord de la route. Roman profita du chaos pour prendre le fusil de Rodier. Cette fois, il visa et toucha un brigand à l’épaule. Il ne souhaitait pas les tuer. Les restants se regardèrent. Devant la détermination du jeune homme, ils n’hésitèrent pas beaucoup. Plus pleutres qu’autre chose, ils filèrent, au grand soulagement de Germain Rodier. Aucun ne remarqua qu’il n’aurait pas eu le temps de recharger les deux armes.
Les deux amis reprirent leur route. Le marchand s’émerveillait devant l’adresse de son compagnon. Ah, s’il l’avait toujours avec lui, il ne craindrait plus les voleurs et autres bandits. Mais ce n’était pas à cette vie que Roman se destinait. Voyager par monts et par vaux ne lui déplaisait pas vraiment. Ce n’était juste pas ce qu’il souhaitait, en réalité. Pour lui, une vie loin de sa chère Élisa ne valait rien. C’était pour cela qu’il rentrait à Talimmor. C’était pour cela qu’il était prêt à affronter un Elémentaliste.
Rodier le trouvait terriblement romantique quand il parlait de sa danseuse. Tout comme sa femme, il aimait les histoires qui finissaient bien et il était sûr que ce serait le cas pour Roman Chausac. Du moins, jusqu’à ce qu’il apprenne le nom de Rassac.
Germain Rodier connaissait le noble de réputation. Il n’avait jamais eu à faire directement à lui, ce qui, trouvait-il n’était pas plus mal. Certains de ses confrères n’avaient pas eu sa chance. Charles de Rassac était craint de tous et ce n’était pas pour rien. Roman ne l’écouta pas. Il savait tout cela, il l’avait vécu. Il avait passé des semaines sur un navire d’esclave juste parce qu’il aimait Élisa, la femme sur qui le noble avait jeté son dévolu. Le jeune homme savait ne pas faire le poids. Il marchait à l’aide d’une prothèse et d’une canne alors que l’autre manipulait le feu sans même y penser. Rodier s’inquiétait pour lui. Il l’aimait bien. Rien de ce qu’il dit ne lui permit de faire changer d’avis le jeune homme. S’il se trouvait face à Rassac, il l’affronterait. Il n’aurait pas le choix.
***
Roman aurait cru que voir les tours du palais royal au-dessus des trois cercles lui apporteraient un peu de joie. Elles étincelaient sous le soleil de fin d’après-midi, semblant se parer d’or et de joyaux. Il se rendit compte qu’il n’avait que faire d’elles, ou même de la ville. Non, il n’avait d’yeux que pour le troisième cercle et la porte qui se trouvait face au chariot de Rodier. La fin du voyage lui parut une éternité. Ils entrèrent enfin dans la ville. Rodier dirigea son équipage en suivant les indications de Roman. Ils traversèrent le troisième cercle, suivant les murs du second. Enfin, la ruelle où vivait Élisa apparut.
Roman remercia plusieurs fois Rodier et descendit du chariot. Le marchand ne partit pas pour autant. Le jeune homme n’y prêta pas vraiment attention. Il courut dans la ruelle, tambourina à la porte de la logeuse de sa danseuse. La femme qui lui ouvrit le regarda d’un œil noir. Il tenta un sourire qui n’arrangea rien avant de lui demander s’il pouvait voir Élisa. La gardienne ricana.
« Elle n’habite plus ici », fut tout ce qu’elle lui dit avant de lui fermer la porte au nez. Il eut beau taper encore et encore, elle n’ouvrit plus.
Le désespoir envahit le jeune homme. Il était trop tard. Élisa était entre les griffes de Charles de Rassac. Il s’éloigna de la maison en titubant. Ce n’était pas possible. Ce ne pouvait pas l’être, n’est-ce pas ? Il se laissa tomber à genoux. L’incrédulité le cloua au sol. Comment allait-il la retrouver ? Il ne savait pas où vivait Rassac, ni même si elle était avec lui. Était-elle encore vivante ? Toutes ces questions se basculaient. Il se prit la tête entre les mains et des larmes coulèrent sur ses joues.
Il ne sut combien de temps il resta ainsi, à s’apitoyer sur son sort. Au bout d’un certain temps, Rodier le rejoignit et le supplia de se relever. Puis, il le mena vers son chariot. Il ne posa pas de question, il n’en avait pas besoin. À voir la mine de son ami, il comprenait ce qu’il se passait. Il attendit donc que Roman parle. Celui-ci finit par lui expliquer la situation entre deux sanglots. Rodier écouta avant de tirer les oreilles au jeune homme :
« Toi qui as survécu à la guerre, à des esclavagistes, à une noyade et des brigands, tu vas abandonner maintenant ? Sans même savoir où elle est et si elle va bien ? Il doit bien y avoir une personne qui sait, un endroit où tu pourrais te renseigner ? »
Oui, il y avait un endroit : le Château du Cygne. Rodier connaissait, et ce n’était pas loin. Il fit claquer ses rênes et les chevaux se mirent en branle.
Il était encore tôt pour les clients du cabaret. À la lumière de l’après-midi finissante, la façade en stuc perdait de sa superbe. Les vitraux y étaient d’un gris terne et les douves vertes d’algues. Tout cela ne se remarquait pas à la lueur des lampes et des bougies. Roman ne prit pas le temps de s’en désoler. Il contourna l’établissement pour prendre l’entrée des artistes ; la porte principale ne s’ouvrirait pas avant plusieurs heures et celle-ci ne se fermait pour ainsi dire jamais. Il y avait toujours du monde devant, à bavarder, fumer ou autre. Ça ne manqua pas. Des cuisiniers prenaient leur pose. Ils ne s’étonnèrent pas de voir le jeune homme passait entre eux et entrer.
Roman n’avait jamais vu les coulisses du Château du Cygne. Il n’en connaissait que la grande salle, où se produisaient les filles et garçons de la tenancière. Il se perdit dans les couloirs à l’arrière du bâtiment, trouva les cuisines, un salon vide et plusieurs loges sans occupant. Il finit par trouver une des danseuses dans la quatrième loge qu’il visita. Il la connaissait, elle. Elle restait souvent sur les genoux de Joseph lorsqu’il venait avec son régiment. Cela lui semblait être dans une autre vie. Il ne se souvenait plus vraiment de son prénom. De toute façon, il doutait que celui qu’elle avait donné soit le vrai. Lorsqu’elle le vit, elle fut d’abord surprise, puis son regard se voila d’une sorte de tristesse quand il lui demanda où était Élisa.
« Avec le comte de Rassac, dans la grande salle, répondit-elle. Fais attention à toi. Il n’est pas de bonne humeur » crut-elle juste d’ajouter. Mais Roman Chausac se moquait de l’humeur du noble. Il remercia la jeune femme et courut aussi vite que le lui permettait sa prothèse et sa canne.
Il déboula dans la grande salle et chercha Élisa des yeux. Il la trouva dans un coin, vêtue de sa tenue de scène. Elle lui tournait le dos. Elle résistait à Charles de Rassac. Il la tenait par le bras et la tirait vers lui. Aucun des deux ne le remarqua, trop absorbés par leur danse violente.
Roman cria le nom de la jeune femme. La scène se figea. La danseuse reprit ses esprits la première. Elle se libéra d’un mouvement en arrière. Elle rejoignit Roman en quelques pas, incrédule. Elle leva les mains vers son visage, le toucha timidement avant de se jeter dans ses bras. Qu’il était doux de la sentir contre lui ! Il la serra aussi fort qu’il le put, s’enivra de son parfum, d’elle. Des larmes couvraient ses joues. Il les essuya doucement et l’embrassa. Tout à leur bonheur, ils en oublièrent Rassac.
Le comte prit un peu plus de temps pour comprendre ce qu’il se passait. Puis, il reconnut Roman.
« Alors, comme ça, tu as survécu. Ça ne durera pas ! » cracha-t-il.
Roman eut juste le temps de faire passer Élisa derrière lui. Rassac sortit un long poignard de sous sa veste et attaqua. Roman bloqua la lame avec sa canne. Son adversaire ricana et se mit en garde. Contre un simple bâton, il ne craignait rien. C’était mal connaître l’entraînement des soldats de Neveah. Roman se défendait. Il contrait les attaques du comte avec brio. Le poignard n’arrivait pas à l’atteindre et cela quoique face Rassac. Lorsque le jeune Chausac vit enfin une brèche dans les mouvements de son ennemi, il y précipita sa canne.
Le cri de douleur de Rassac résonna dans la grande salle. La canne s’était abattue sur son épaule droite avec violence. Son bras, et le poignard à son bout, pendait, inerte. L’homme s’écarta vivement de Roman. Sur son visage, le jeune soldat vit toute la haine qu’il lui portait. Il ne se laissa pas intimider. Il se campa devant lui, bien droit et lui ordonna de les laisser tranquille, Élisa et lui. Sans même attendre de réponse, Roman prit la main de la jeune femme et l’entraîna vers la sortie.
C’était pourtant une des premières leçons que l’on apprenait aux soldats : ne jamais tourner le dos à son ennemi. Surtout pas si celui-ci était Elémentaliste.
Fou de rage, humilié, Charles de Rassac en appela à son élément de prédilection. Se servant d’une des bougies sur le lustre au plafond, il créa une boule de feu. Il la lança sur le couple. Elle toucha Roman de plein fouet, le faisant basculer en avant. Rassac ne s’arrêta pas là. Il créa une nouvelle boule, puis une autre. Toutes touchèrent le jeune homme. L’une à l’épaule, l’autre en plein dans sa prothèse. Celle-ci ne supporta pas le feu. Elle se brisa en deux, finissant de déstabiliser son propriétaire. Roman était à présent à la merci de son adversaire. Le rire du comte s’éleva. Il gagnait.
Il marcha vers les jeunes gens. Impuissant et à terre, Roman le vit prendre le bras d’Élisa et la tirer à nouveau vers lui. « Elle est à moi ! » jubila-t-il. La jeune femme se débattit sans parvenir à se libérer. Rassac regardait Roman avec toute la morve dont il était capable. Puis, il le roua de coups de pieds sous les cris de la danseuse. Quand il eut fini, il s’éloigna, Élisa forcée à faire de même.
« Vois ce que tu m’as obligé à faire, lui intima-t-il. Si tu n’étais pas allée avec lui, rien de tout ça ne serait arrivé ». Mais elle n’écoutait pas. Elle s’arc-boutait, tirait, forçait. Tout pour ne plus être à sa merci. Roman la vit faire à travers ses larmes de douleurs. Il rassembla son courage et le peu de force qu’il lui restait. Élisa était la femme de sa vie. La personne la plus précieuse à ses yeux. Il ne la laisserait pas entre les mains de Charles de Rassac. Il refusait. Alors il se leva. Il s’appuya sur la canne pour tenir debout.
« Laisse-la ! »
Rassac n’obéit pas, bien entendu. À peine le regarda-t-il lorsqu’il lui envoya une nouvelle boule de feu. Roman la reçut de plein fouet. Il tomba à nouveau. D’un mouvement de la main, le comte brûla sa canne. « Comme ça, tu resteras enfin où est ta place ». Puis, il alluma plusieurs feux dans la salle. Ceux proches des rideaux et tentures prirent rapidement. L’atmosphère se fit soudain irrespirable. La fumée emplit la pièce et Roman ne distingua plus que deux silhouettes floues à la place d’Élisa et de Rassac. Il toussa plusieurs fois alors qu’il se traînait sur le sol. Il entendit des gens criaient au feu, mais personne ne vint. Bientôt il fut seul.
Il savait qu’il allait mourir. Les feux convergeaient. Tout brûlait autour de lui. Il respirait de plus en plus difficilement. Au moins, Élisa était-elle dehors. C’était son seul réconfort. Savoir son aimée hors du Château du Cygne.
Comme il se trompait ! Élisa ne pouvait pas le regarder disparaître sans rien faire. Elle s’extirpa de la poigne de Rassac alors qu’ils arrivaient devant la grande porte. « Jamais, jamais, je ne serais à vous ! » cria-t-elle au comte avant de s’engouffrer dans les flammes et la fumée. Elle réussit, non sans mal, à retrouver Roman.
Le cœur du jeune homme manqua un battement lorsqu’il la vit. Sa belle tenue blanche était à présent tachée et roussie par endroit. Il n’aurait su dire si ses yeux étaient rouges de larmes ou de la fumée. Elle s’agenouilla à ses côtés et le prit dans ses bras. Sa respiration sifflait. Roman s’en voulut d’être heureux de l’avoir à ses côtés alors qu’elle l’aidait à se lever. Elle était si proche de la sortie. Pourquoi avait-elle fait ça ? La réponse, il la voyait dans ses yeux, dans son sourire et ses gestes ; elle l’aimait autant que lui pouvait l’aimer.
Ils progressèrent lentement vers la sortie. Bien trop lentement. Roman le comprit avant elle. Il la poussa, lui ordonna de partir sans lui. Elle refusa, encore et encore. Elle le fit jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’échappatoire. Alors, il la prit dans ses bras et se jura de ne plus la lâcher.
***
Toute la nuit, les pompiers combattirent le feu. Dans sa folie, caché non loin, Charles de Rassac l’alimenta plusieurs fois. S’il ne pouvait avoir Élisa, alors Chausac ne l’aurait pas non plus. Le comte disparut un petit matin, lorsque le Château du Cygne s’écroula tel un château de carte. Personne ne le vit, et si ce fut le cas, personne ne parla. Personne ne parla non plus d’Élisa, que l’on n’avait pas vu sortir du cabaret lorsque le feu avait pris, ou de Roman.
Personne, sauf la jeune femme qui appréciait Joseph. Elle retrouva son militaire et lui raconta ce qu’elle avait vu. Joseph et quelques gars du régiment se rendirent sur les lieux du drame. Germain Rodier, apprenant la catastrophe vint les aider. Il se présenta au soldat, lui dit qu’il était un ami de Roman. Joseph l’accepta à leur côté. Durant leur fouille, Rodier lui raconta l’histoire de Roman Chausac, depuis sa disparition, un mois plus tôt jusqu’à la veille, lorsqu’il l’avait laissé devant le Château du Cygne.
Ils cherchèrent longtemps, avec les pompiers restant, des traces des deux amants. Mais il ne restait plus que des ruines et des cendres.
Alors que tous désespéraient, Joseph, sa compagne et Rodier continuèrent encore. La nuit tomba à nouveau sans laisser le moindre espoir. Il fallait se rendre à l’évidence. Soit Roman et Elisa avaient réussi à fuir, soit d’eux, il ne restait plus rien. Ils ne souhaitaient juste pas y croire, pas se rendre à cette évidence. Alors, à la lueur de simple torche, seuls et tristes, ils continuèrent. Soudain, Rodier poussa une plainte. Là, au milieu de ce qui avait été la grande horloge où Elisa se produisait, ils trouvèrent la couronne faite d’argent et de plume de son costume, entourée de métal fondu.
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